Le Monde selon Karl

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Quiconque aura tant soit peu côtoyé Karl Lagerfeld – j’allais dire «le vrai», celui que cachent depuis si longtemps les lunettes noires de la marionnette derrière lesquelles il adore voir sans être vu -, quiconque connaît donc l’autre, ou l’un des autres KL sait combien ce forcené du présent aura été marqué par la longue fréquentation des lettres de La Palatine, de Madame du Deffand ou de Julie de Lespinasse, et par ce qui s’y réfractait d’un art de vivre et d’une rare sophistication intellectuelle. Quiconque l’aura croisé, ou simplement vu à l’écran, sait aussi son incroyable présence d’esprit, ce sens de la pique et de la pointe qui fut l’une des raisons d’être des salons, dont il semble avoir naturellement hérité, précédé en cela par une mère qu’il évoque souvent, comme on le verra, et qui n’aura rien eu à lui envier en termes de repartie. L’esprit de l’escalier n’est pas son fort, fût-ce au prix d’un débit parfois étonnant, et l’on a tôt fait d’être réduit face à lui au rôle de paysan du Danube.
Il y a longtemps que les portes des salons se sont refermées. Il n’est pas interdit de penser que les derniers feux d’une tradition séculaire se seront éteints vers la fin des années soixante, en même temps que disparaissaient, des Noailles aux Vilmorin, les figures d’une mondanité enracinée dans le XIXe siècle. Moment qui vit aussi l’émergence de nouveaux modes de vie, d’une autre forme de socialité, de registres culturels inédits, et incidemment de ce prêt-à-porter que KL allait accompagner dès ses débuts et si bien mettre à profit ensuite.
Nous voici donc à l’ère du «salon global» où l’échange, plutôt que la conversation, sature l’éther des médias, où une nouveauté chasse instantanément l’autre et où il est essentiel de se tenir toujours sur le fil de l’événement. Et nul ne s’y entend mieux que notre lecteur de Mademoiselle Aïssé, plus par jeu, suppose-t-on, qu’autre chose, lui qui répond libéralement, en polyglotte, aux demandes quotidiennes de la presse écrite comme de ces ondes dont nous sommes maintenant les jouets. Paroles lancées au tout venant, inlassablement reprises et polies, amplifiées, pour finir, planétairement, au point de faire trembler telle frange de cheveux présidentielle outre-Atlantique, mais dont le destin est aussi de se perdre dans le poudroiement du présent. Ce qui n’est sans doute pas pour déplaire à notre héros, insoucieux de la moindre postérité et qui n’aspire, à l’en croire, qu’à se disperser.
Moins prodigues, et pour parer à une telle éventualité, les éditeurs de ce volume se sont donné pour tâche de recueillir ce qui aurait pu disparaître sans laisser de trace autre que le sourire d’un moment. Il en résulte, par facettes (ou chapitres), une sorte d'(auto-) portrait chinois, l’affirmation d’une certaine vision de la vie qui, pour être lacunaire, ne nous semble pas moins donner une image précise et captivante d’un Irrégulier. Il reviendra au lecteur de juger de la vérité du portrait, et de prendre la mesure de l’intelligence et de la complexité d’un personnage qui cherche moins à défier les conventions qu’à affirmer souverainement ses valeurs propres et une forme de justesse. Seul un virtuose du masque et de l’esquive, comme l’est Karl Lagerfeld, peut se donner comme valeur cardinale la lucidité et, dans la mesure de possible, l’absence d’illusion sur soi-même.
Les différents acteurs de ce livre ont au moins un point en commun : la passion, invincible et déraisonnable, de l’imprimé. Moderne, ultramoderne, KL n’en persiste pas moins, dit-on, à acheter ses livres par trois exemplaires, pour en lire un, découper l’autre et envoyer le troisième dans l’une de ses bibliothèques ; moins libéraux, les éditeurs sont, pour les uns, liés au commerce du livre, à tous les sens de l’expression, tandis que l’autre en a fait sa raison d’être, ou de subsister, et il ne se passe guère de jour sans qu’ils n’en ajoutent à leur butin. Il leur aura donc semblé inévitable, lorsque s’imposa l’idée de rendre hommage à la singularité d’un esprit libre, expert en «strong opinions», de lui donner la forme d’un livre, un livre de plus, qu’il pourra ainsi poser au sommet d’une des piles qui l’entourent.
Patrick Mauriès

  • Pages

    160

  • Langue

    Français

  • Date d'édition

  • Taille

    24 x 16 cm

  • Éditeur

    Flammarion

  • Poids

    640 gr

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